Les valses manquées

Les valses manquées

Valse n°2

 

La douceur d’une brise vint caresser la peau de Charles. Une sensation agréable, aussi onctueuse que ce blanc dans lequel il se baignait. « C’est donc ça l’après ? » se dit-il un sourire aux lèvres. « Je pourrai m’y habituer ». Un piaillement d’oiseau, au loin, vint ajouter une secousse à cette tranquillité. « Des oiseaux aussi ? Pourquoi pas ». Puis un cri plus franc, plus réel : « M. Fontaine, je vous ennuie ? »

Il reconnaissait cette voix. Aiguë, aigrie, exécrable. Il ouvrit les yeux. Ebloui dans un premier temps par le torrent de lumière, il posa son regard hagard autour de lui. Un effluve de nostalgie le saisit lorsque les formes se dessinèrent.  La salle de classe du lycée XXX comme dans ses souvenirs. Au bout de la pièce, la petite silhouette de Madame Royer qui pestait en tentant de garder un air affable. Et les yeux moqueurs et curieux de ses camarades de classe.

« Ça va Charly ? » Une autre voix bien familière se manifesta à côté de lui. Celle de Baptiste. Charles le fixa et fut pris d’effroi. Il était bien là, avec le visage qu’il avait à seize ans. Comprenant qu’un trouble touchait son ami, Baptiste ajouta :

« Madame, je crois que Charles ne se sent pas bien, je l’emmène à l’infirmerie. »

« Il faut dormir la nuit M. Fontaine » lança alors Mme Royer en se retournant vers le tableau.

Sans en attendre davantage, Baptiste le traina dehors.

 

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« Ça va mon pote ? On dirait que t’as vu un fantôme. »

Charles avançait doucement dans le couloir en fixant les jambes de son ami. Tout avait l’air si réel. Les mêmes murs jaunis par le temps, le même carrelage vert douteux. Discrètement, il se pinça le bras et fut soufflé de ressentir la douleur. Tout était là, comme à l’époque. Et il ne rêvait pas.

« En même temps, ça fait du bien de prendre l’air ! Si tu ne t’étais pas endormi, ça aurait peut-être été moi ! Hein ? Pourquoi tu t’arrêtes ? »

 

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 Baptiste lançait et rattrapait une canette de jus d’orange en boucle et l’on entendait bientôt plus que le bruit de sa main piquant le métal. Il avait l’air calme et concentré, comme s’il essayait d’apporter tout le sérieux du monde à ce que venait de lui raconter son ami. Au bout d’un moment, il attrapa une dernière fois la canette, l’ouvrit et prit deux gorgées.

« Doooonc, la dernière chose dont tu te souviens avant d’ouvrir les yeux était que tu étais un vieux monsieur tout ridé dans une chambre d’hôpital, et d’un coup, comme ça, sans crier garde, pouf, tu te retrouves dans notre chère salle de classe le jour de tes seize ans, I am right ? »

« Je sais que ça peut sembler fou, mais tout à l’air si réel… »

Il tapota la languette de sa canette

« Mais du coup tu dors la nuit ? »

Charles se prit la tête dans les mains en soufflant. Il devait faire un instant le vide. Il y a quelques instants, hier peut-être, il était bien dans sa chambre d’hôpital. Son fils Auguste venait de sortir de la pièce pour prendre un café, il venait de parler du match Rennes contre Lille (3-2) et il avait senti ses paupières s’alourdir. Un instant après il…

« Et dans ce monde où tu étais tout vieux et tout ridé, j’étais aussi beau gosse ? »

Baptiste avait terminé la canette, l’avait pressée et semblait jauger s’il pouvait marquer un trois points dans la poubelle d’en face.

« Tu avais un peu moins de cheveux mais sensiblement la même tête »

La canette se fracassa un peu à droite de la poubelle.

« T’es chié tu sais que ça me stresse, elle est pas drôle ta blague » il se leva pour récupérer la canette. « Et ma femme, elle ressemble à quoi ? »

Charles fut pétrifié d’un coup. Il pensa à Pauline, sa femme. Il n’allait la rencontrer que dans treize ans. A cette époque, elle devait avoir dix-sept ans et vivait dans la ville voisine. Ils s’étaient toujours amusés d’avoir grandi si proche mais de ne s’être croisés que bien plus tard à Paris.

Treize ans. C’était bien trop long.

« Bapt, tu peux me déposer quelque part ? »

« On fait l’école buissonnière du coup ? Hé ! Attends-moi ! Tu sais pas où j’ai garé mon scoot ! »

 

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Il passait par les petites routes de campagne afin d’éviter de croiser les flics, à cette heure-là de toute façon, ils devaient faire la sieste.

« Et du coup, dans ce monde-là, c’était quoi ton boulot ? Médecin comme ton père ? »

« Vétérinaire »

« Ah c’est mignon ! Et moi je suis devenu footballeur ? »

« Tu travaillais dans le web, tu bossais avec des I.A »

« Des quoi ? »

« Laisse ça »

Le vent s’engouffrait dans le T-shirt de Charles et le rafraichissait un peu, le soleil s’occupant de faire rougir ses bras.

« Bapt, tu peux me faire une promesse ? »

« C’que tu veux mon pote »

« Ne prend jamais la moto bourré »

« Elle est pas drôle ta blague Charlie »

En regardant la tête de son ami dans le rétroviseur, il put voir la mine déconfite de son ami. Il ne rigolait pas.

« Vraiment pas drôle. » Il accéléra.

 

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« Dis donc Charlie t’aurait dû me dire que tu connaissais quelqu’un dans ce lycée pour filles. »

Il replaça ses lunettes de soleil, s’ébouriffa un peu les cheveux et sa tête se baladait au rythme des balancements des jupes, un sourire ravageur aux lèvres.

Charles, quant à lui, fixait la sortie avec intensité.

Est-ce que c’était une bonne idée de venir ? Tout ça était peut être simplement dans sa tête et elle ne le reconnaitrait sûrement pas et merde qu’est-ce qui m’a pris de … mais en même temps je veux la voir, elle me manquait tellement et puis je pourrais peut-être la prévenir pour attends mais oula je crois bien que c’est elle mon dieu qu’elle est belle je ne l’avais vue qu’en photo dans sa tenue mais je attends je ressemble à quoi moi avec mes boutons et cette coupe de mer… c’était une idée de m… il faut que je prévienne Bapt on se repli et…

Ce n’était pas la première fois qu’il étendait sa voix et pourtant, c’était comme tel. Il avait essayé de se la remémorer pendant toutes ces années, mais elle était bien plus belle que toutes ces répliques. Sa voix douce l’emportait par sa chaleur, un murmure de vent qui le caressait dans un frisson, à bout de mots, elle caressait son âme. Dans sa voix, il y avait leur passé, il y avait leurs promesses, il y avait leur avenir. Une phrase seulement, et il l’aimait une nouvelle fois.

« Promis Juliette ça ne va pas prendre longtemps, il faut juste demander à ton frère de m’amener dans la ville d’à côté. Non, je ne peux pas te dire pourquoi, tout semble si étrange aujourd’hui… Moi ? Mais non je ne suis pas bizarre j’ai juste besoin de le voir. Juliette je t’en… Charles ? Mais… C’est toi ? »

          

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Les rayons du soleil gravaient le parc d’une lumière forte et dorée comme si lui aussi souhaitait immortaliser l’instant. Le vieux banc de bois déteint qui avait supporté bien des histoires était prêt à en accueillir l’une des plus belles. Les deux silhouettes s’étaient approchées, elles s’étaient retrouvées. Ils ne se disaient rien car les mots n’avaient plus leur place. Ils se touchaient comme pour vérifier que ce n’était pas n’était pas un rêve et quand bien même s’en fut un, pour s’assurer qu’ils le vivaient à deux. Ils se dévoraient du regard car c’est la seule chose qui compte. Lui dans ses yeux, elle dans ses yeux. Et leurs lèvres retrouvent le chemin du cœur, comme des compagnons chéris retrouvant le chemin de la maison après des années d’exil. Le monde pouvait se briser autour d’eux, ils ne bougeaient pas de ce banc, de ce présent, de cette offrande au bonheur dans leurs baisers fiévreux qui redessinent l’univers. Et à chaque pression de ces baisers, on pouvait entendre dans tous les chants du monde « Tu m’as manqué » conté du bout lèvres.

Sur le banc d’à côté, Baptiste et Juliette contemplaient, hagards, leurs deux amis s’échanger l’évidence en se demandant où ils avaient bien pu se rencontrer.

 

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Pauline, mon amour, mon tout, ma lumière

  Je ne sais pas ce que j’ai pu faire dans une vie antérieure pour mériter de te retrouver une nouvelle fois. Ai-je été un saint ? Ai-je par mes actions apporté une telle beauté que l’univers ait décidé de nous remercier ? Et peut-être pas. Peut être que la seule chose à comprendre est que nous étions faits pour nous retrouver. Je n’arrive pas à croire que je peux te revoir, te toucher. Et que tu te souviennes, toi aussi ! Tu m’avais tellement manqué. Toutes ces années après ton cancer, j’ai fait ce que j’ai pu. Auguste m’a bien aidé bien sûr, et tu lui manquais tellement. C’est drôle, le dernier souvenir que j’ai de lui, il avait bien l’âge d’être mon père. J’ai hâte de le revoir. Tu vas pouvoir être soignée bien plus tôt maintenant.

Mes souvenirs reviennent, ceux de notre vie d’avant. Je veux reprendre nos voyages, redécouvrir chaque ville, parcourir chaque endroit que nous avions laissé de côté, t’aimer à chaque fois, te faire l’amour à chaque coin de rue, dans tous ces espaces éclairés du ciel. Notre amour mérite d’être revécu. A chaque fois, je te rechoisirai, toi.

Dans toutes celles qui ont précédé et dans celles qui suivront, je viendrai te chercher. J’aimerai toutes les versions de toi.

Ton Charles

 

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Un filet d’air glissait dans l’ouverture de la vitre entrouverte alors que le poids lourd d’une après-midi d’été s’imposait en de multiples rivières de sueurs dans le bas du dos de Charles. Concentrée, Pauline cherchait une fréquence à la radio en jouant avec les boutons. Elle avait du mal à supporter le silence, même s’ils discutaient, il lui fallait un bruit de fond. Si bien que dans cette vie et celle d’avant, Charles avait pu découvrir un large panel d’air, qu’elle chantonnait en toute situation.

Les yeux rivés sur la route à contempler les évaporations du bitume, Charles tapotait du bout de ses doigts le guidon brûlant.

« Ah quand même ! » Victorieuse, Pauline se redressa dans un sourire et les premières notes d’une musique bien connue s’échappèrent du poste. Cette chanson allait connaître un succès retentissant et assurerait au chanteur, Eros Pausini, une carrière internationale. « Tu te souviens, elle est passée aussi à notre mariage ! » Pauline dodelinait de la tête avec un air enfantin avant de reprendre les paroles d’Eros :

« Ton sourire éclaire mes nuits,

Tes bras blancs sont mon abri,

Ton regard guide mon envie,

C’est toi pour toujours Émilie ! »

Pauline saisit la cuisse de Charles la bouche grande ouverte. « Tu as entendu ? » Charles ne comprenait pas. « Il a dit Émilie ! Ce n’est pas le nom de la chanson d’origine ! Tu te souviens ? Il disait C’est toi pour toujours Noémie ! Mais attends, Émilie ça n’est pas le nom de sa dernière femme ? Tu sais j’avais vu un reportage là-dessus, c’est avec elle qu’il a eu ses trois enfants. »

 Son sourire illuminait l’atmosphère. Elle serra avec affection la cuisse de Charles et ajouta « Tu te rends compte, il y a peut-être une autre personne sur terre qui est en train de vivre la même chose que nous. »

Charles ne savait pas si le fait de ne pas être unique avait quelque chose d’effrayant ou de réconfortant, mais qu’importe, rien ne comptait plus que son sourire.

 

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Tu sais Charly, je commence à avoir un peu peur. Je pense qu’on n’a pas fait assez attention et que des choses sont en train de changer. Je sais que certaines choses méritent d’être changés c’est sûr, évidemment je suis ravie que Baptiste n’ait pas eu son accident de moto et qu’il se soit calmé sur l’alcool. Mais je viens de sortir de la soirée où Juliette devait rencontrer Marc. Elle l’a à peine regardé et elle est partie sans son numéro. Je crois que je n’aurai pas dû faire en sorte qu’elle ne rencontre pas l’autre connard. Je pensais lui faire éviter de souffrir mais elle avait besoin de ça pour trouver Marc. Je suis un peu perdue… Évidemment je peux essayer de les faire se rencontrer à nouveau. Mais est-ce que c’est irréparable ? Est-ce qu’on a été trop imprudent ? Pour tous nos proches, les battements de nos ailes ont peut-être brisé tout ce qui était écrit pour eux.

Je suis un peu perdue. C’est peut être une nouvelle vie et il faut la prendre comme telle. Mais j’ai tous ces souvenirs, parfois ça me fait mal à la tête. Parfois, je ne sais plus ce qui concerne cette vie et celle d’avant. Bref, rappelle-moi quand tu auras ce message. Je t’aime.

 

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Le soleil n’avait pas encore commencé sa descente lorsqu’ils arrivèrent en haut de la colline du mont. Tout était comme la première fois, mais en mieux. Pauline avait finalement choisi la robe bleue et Charles avait ramené des pulls. Ils n’avaient pas échangé un mot de toute l’ascension, prêts tous les deux à revivre ce moment.

Lorsque le rosé du soleil vint épouser le violet de la nuit, Charles posa son genou à terre. Pauline le regardait avec une force qui soulignait l’évidence de ce moment. Un sourire poli, comme une actrice qui connaissait son rôle et dont la réplique était prête.

«  Mon amour,

Nous revenons dans ce lieu béni qui a marqué l’une de nos vies et tu es plus resplendissante que jamais. Je repense à toutes les épreuves et à toutes les victoires que nous avons connues dans ces presque 50 ans cumulés d’amour. Chaque seconde passée à tes côtés reste gravée au plus profond de mon être et ce soir, je te propose de recommencer. Je veux t’offrir une nouvelle fois tout l’amour que je t’ai donné, revivre les jours de pluies, magnifier les éclaircies, revoir notre fils grandir.

Je veux t’aimer dans les souvenirs et dans les promesses du futur. Je veux apprendre à te redécouvrir. Alors je te le demande pour la première nouvelle fois, veux-tu m’épouser et recommencer notre histoire ? »

La chaleur du baiser qui s’ensuivit eut pu illuminer la nuit. « J’aimais bien ton premier discours aussi, tu avais l’air si stressé. » Charles lui caressa les cheveux « La nuit est encore longue, je peux te rejouer la pièce si tu veux. »

 

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Depuis la terrasse, ils avaient une vue imprenable sur le Lac de Côme. A la réception, ils avaient commandé une nouvelle bouteille de vin et Charles avait pu présenter son plus bel accent italien. « J’ai eu un peu de temps pour m’entrainer » répondit-il au regard impressionné de sa femme. La soirée avait une saveur particulière. Il regarda sa montre.

D’ici une heure, il étreindra Pauline, l’amènera dans la chambre et de cet évident acte de partage, une nouvelle lumière rejoindra leur vie : Auguste.

Pauline enroula ses cheveux et découvrit sa nuque. Elle toucha du profond de ces yeux le regard de Charles et apporta un verre de vin à ses lèvres. Charles n’en pouvait plus « C’est pas du jeu, tu sais bien qu’on doit attendre encore un peu si on veut que tout soit comme avant. »

Sans détourner le regard, Pauline jouait du bout d’un doigt avec une de ses mèches ondulées « Je sais mon amour, mais j’ai hâte. » Combien de minutes dans une heure ? Elles semblent bien plus nombreuses lorsque l’on attend, pétri de désir.

 

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« Tu te souviens si j’avais peint le Diplodocus de ce côté de la pièce ou de celui-là. » Pauline essuya un peu de peinture sur sa salopette bleue et replaça son bandana. « Tiens tu peux m’apporter la peinture verte, je n’en ai presque plus. Oh attend, viens vite il est en train de bouger. Alors Auguste tu veux que je le mette où ton diplodocus. » Elle tourna son ventre comme s’il était une boussole et l’orienta d’un côté puis de l’autre. « Ce côté ? Ou celui-là ? Oh monsieur est joueur. Très bien, ça sera ce côté-là. Plus que deux mois et je pourrai à nouveau te porter dans mes bras. C’est si long »

 

 

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« On y est presque, je vois sa tête ! Vous avez fait le plus dur. Vous êtes très forte, vous faites un travail formidable. Chaque contraction vous rapproche un peu plus de votre bébé. Tout va bien. Respirez-profondément et poussez. Papa n’hésitez pas à vous rapprocher de votre femme. C’est parfait on y est presque. Regardez voilà c’est fini. Vous étiez merveilleuse et d’une force incroyable. Je vous l’apporte dans un instant. Voilai je l’enroule et vous l’apporte, regardez, voici votre merveilleuse petite fille ! »

 

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  Baptiste tapotait du bout du doigt la languette de sa canette de bière. Après de longues minutes de silence, Charles put enfin dire : « On était tellement sûrs… On … On a pas demandé le sexe tu sais. On … On pensait qu’on allait le retrouver… »

Depuis toutes ces années, Baptiste avait fini par croire aux histoires incongrues de Charles et Pauline. Depuis le banc peut être. Il n’avait jamais vu une évidence aussi grande entre deux êtres. Et les insistances de son ami sur les dangers de la moto avaient fini par déteindre sur lui. Et puis, ses insistances aussi pour faire sortir leur amie Juliette avec qui il n’avait jamais su trop quoi dire. Ils avaient raison sur tout, et il pouvait les remercier d’avoir trouvé sa femme.

Alors lorsque Charles se mit à pleurer devant lui, le jour qui devait être l’un des plus beaux de son existence, il prenait la mesure de l’importance de la situation. Il restait là, silencieux, tentant d’inonder de sa présence la solitude de Charles comme si, en insistant un peu, la simple présence de l’amitié pouvait chasser les soucis, détruire le fantôme de cette autre enfant qui n’existait pas. Enfin, qui n’existait plus. Il le savait bien, parfois les mots ne servent à rien. Il posa sa main sur son épaule comme pour lui dire qu’il n’était et qu’il ne sera jamais seul.

 

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Pauline était postée à la fenêtre, une cigarette à la main. Elle avait la posture des statues, droite, blanche et fine. Si la cendre ne tombait pas régulièrement de sa tige, on l’aurait pris pour l’une d’elles. Lorsque Charles la voyait comme ça, figée, il ne pouvait s’empêcher de faire cette comparaison. Car même des statues, elle commençait à en avoir la froideur.

Au début, c’était presque imperceptible. Il y avait eu le coup bien sûr, la nouvelle effroyable qu’aucun d’entre eux ne voulait entendre. Cette vie n’était pas une redite de l’ancienne. Il repensait à ces mots dans son texto : « C’est peut-être une nouvelle vie et il faut la prendre comme telle ». Il fallut rentrer et commencer cette vie avec un nouvel enfant. Dans une pièce dont les murs connaissaient par cœur le prénom d’un autre. Ils étaient presque devenus fous, piégés dans le deuil d’un être qui n’existait plus.

Il fallait s’occuper de la nouvelle vie, du nouveau présent que l’univers leur avait confiés. Emilie. Comme l’héroïne d’une chanson. Charles prenait sur lui et s’offrit tout entier à leur nouveau trésor. Mais il connaissait suffisamment sa femme pour voir que quelque chose avait changé. Il y avait un léger décalage dans son attitude. Elle s’occupait d’elle bien sûr, elle la bordait, la changeait, la lavait, la nourrissait. Elle la regardait dormir. Mais elle semblait par instant ne pas la reconnaître. Parfois, Charles se réveillait dans la nuit et entendait Pauline dans le babyphone appeler « Auguste ? ». Il la retrouvait dans la chambre d’Émilie, hagard et en pleurs.

Les jours passaient. Elle jouait son rôle. Elle connaissait la pièce. Elle souriait lorsqu’on complimentait son bébé, remerciait poliment. Intérieurement cependant, elle commençait à se détester. Elle portait sa fille dans ses bras et avait l’impression de tenir l’enfant de quelqu’un d’autre. C’était pourtant sa fille, elle le savait, elle l’avait portée neuf mois dans son ventre. Elle voulait le sentir, ce lien. Et elle regardait Émilie, et rien ne venait. Pauline se promettait de faire l’effort, d’essayer, de l’aimer. Elle se trouvait hideuse de penser de cette manière.

Un jour, elle dût se rendre à l’évidence, Pauline était devenue comme l’une de ces statues. Son temps intérieur s’était arrêté. Et comme par ricochet, quelque chose en Charles s’était brisé.

 

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Mon Charles,

Je ne pense pas que ces mots vont t’étonner. Nous savons tous les deux que je ne suis plus tout à fait la même. Je t’écris cette lettre car je suis lâche, et que je ne veux plus voir ton regard lorsque que tu me couvres d’amour, quand tu me dis que ça va aller. Je ne peux plus te mentir. Je ne peux plus continuer à prétendre. J’ai l’impression de jouer un rôle dans une vie qui n’est plus la mienne. Cette vie ressemble à la mienne, mais ce n’est pas le cas. Tu sais que j’essaie. J’ai essayé chaque jour. Pour toi mon amour, pour arriver à mériter tes mots, ta patience et ta tendresse.

Mais je me réveille chaque matin avec cette impression que ce monde n’est pas le mien. Je confonds les visages d’Auguste et d’Emilie. Je me mets à raconter des anecdotes sur des gens que je n’ai pas rencontrés dans cette vie. Je ne sais plus ce qui est vrai ou faux. Tout devient de plus en plus flou. La seule chose qui me porte encore dans ce brouillard c’est ton amour. Mais je ne peux pas te donner cette responsabilité. Je ne peux t’imposer cette version de moi et je vois que chaque jour, je participe sans le vouloir à te faire du mal.

Sache que ce n’est pas ta faute. J’ai pris la décision toute seule de me faire interner. Je le fais car j’ai espoir de pouvoir vous retrouver. Je le fais, car je t’aime et que j’aime nos enfants, que je veux les aimer. Ne me déteste pas mon amour. Tu es la seule évidence qui a su partager ces existences. Merci d’être toi et de me porter toujours. Pardonne-moi de ne pas être plus forte.  

Je t’aime et je veux te revenir, redevenir ta lumière.

Ta Pauline

           

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Quelques hallebardes de lumières passaient à travers la vitre comme pour venir saluer la beauté solennelle du moment. Une jeune dame était en train d’apporter les dernières retouches à la coiffure d’Émilie, qui resplendissait de grâce dans sa robe blanche.

« Alors papa, comment tu me trouves ? »

Charles avait du mal à masquer son émotion. Des trémolos dans la voix, il ne put que répondre « Tu es sublime ma fille. »

Fier et droit, ils attendaient tous les deux avant de rentrer dans l’église. Charles ne put s’empêcher de balayer la salle des yeux. Cherchant une silhouette entre corps apprêtés et endimanchés.

« Je l’ai invitée tu sais. » Émilie serra un peu le bras de son père et lui adressa un sourire. Elle savait bien ce qu’il pensait. Depuis toute petite, elle l’avait vu se débattre pour l’élever presque seul. Aidé par la famille et quelques amis, oncle Baptiste et tante Juliette qu’elle pouvait distinguer dans un coin de l’église, les larmes déjà aux yeux. Charles avait tout fait pour elle, et tout fait pour lui parler de sa mère. Pour lui raconter sa mère. Elle l’avait vue plusieurs fois, mais si on ne lui avait pas dit et affirmé, elle ne l’aurait jamais su, qu’elle était sa mère. Elle ne ressentait pas ce lien. Et depuis plusieurs années, les échanges étaient compliqués, elle confondait les visages, racontait des anecdotes sans fin, se coupait elle-même dans une phrase. Et les visites s’étaient espacées. Son père continuait à aller la voir dès qu’il pouvait, même si Emilie doutait qu’elle le reconnaisse encore.

« Je sais ma fille, je sais. » Les larmes aux yeux, Charles s’approcha de son front pour lui imprimer un baiser. « Je t’aime ma chérie. Tiens regarde, c’est l’heure d’y aller. »

 

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Si une chose ne lui avait pas manqué, c’était bien la lumière vive et insupportable des hôpitaux. Si mourir a une odeur épouvantable, elle en a aussi la couleur. Émilie était passée avec les petits lorsqu’il dormait et avait laissé sur la table un journal qui parlait du match de Rennes contre Lille (3- 2). Amusé, il se disait que certaines choses ne changeaient pas. Il le sentait, comme la dernière fois. C’était bientôt l’heure. Alors qu’il sentait ses paupières s’alourdir, il se laissa porter par les bribes de moment de vie. A sa mémoire dansaient les images d’une nuit chaude, sur une terrasse devant le Lac de Côme. Il s’endormit en se demandant s’il avait bien agi dans cette vie, et s’il avait mérité de la revoir.

 

Valse n°3

La douceur d’une brise vint caresser la peau de Charles. Une sensation agréable, aussi onctueuse que ce blanc dans lequel il se baignait. Un piaillement d’oiseau, au loin, vint ajouter une secousse à …

« Aaaaaaaah ma tête » Charles se saisit la tête et fit pression de ses mains cherchant à calmer la douleur. Des gouttes de sang coulait de son nez et tachaient les gribouillis de son carnet. Une voix à sa droite héla : « Mme Royer, Charles ne se sent pas bien, il faut que je l’emmène à l’infirmerie.

Charles pressait de plus belle, il reconnaissait cette voix… Elle appartenait… A qui ?

 

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« Bonjour Madame et Monsieur Fontaine, merci de vous être déplacés. La route a été longue ? Très bien, très bien. Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins et je vais vous parler en toute transparence.

Vous avez surement constaté des comportements inhabituels chez Charles ces derniers temps. C’est bien pour cela que vous l’avez amené ici. Nous avons effectivement pu observer certains éléments préoccupants. Madame et Monsieur Fontaine, êtes-vous familier du terme « trouble dissociatif de l’identité » ? Oui, oui, c’est bien ça. Pour parler en peu de mots, Charles se met à adopter des comportements qui ne correspondent pas à notre réalité actuelle. Il agit comme s’il était une version plus âgée de lui-même. Il fait référence à des événements, à des personnes réelles ou fictives qui n’ont aucune corrélation avec ce que l’on connaît. Si vous regardez cette radio, vous pouvez voir une activité anormale dans cette zone qui serait, pour simplifier, l’endroit où l’on stocke ses souvenirs. Il ne s’agit pas d’une imagination débordante mais d’une pathologie visible accompagnée par des migraines récurrentes. Nous devons mener des examens afin de confirmer la source de cette surcharge cognitive. Ce qui est sûr, c’est que le monde ou les mondes dans lesquels il progresse semble réels pour lui.

Voici les traitements que nous pouvons… »     

 

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S’il y avait une chose que Charles détestait, c’était la couleur des néons des hôpitaux. S’il devait mourir, que ça soit au moins à la lumière du jour. Il en avait trop vu, il avait passé trop d’examens, il avait été trop de fois reclus dans son monde. Son monde où rêvait d’un amour évident et d’amitiés sincères. Tout ce que la vie lui avait empêché, il le revivait chaque jour en rêve. Il était père, il emmenait sa fille à l’autel, il demandait la main de sa promise en haut d’une colline, il parlait avec son fils de…

« Tu as vu le match de Rennes hier ? Non ? Mince je l’ai raté est-ce que tu as vu le score ? 3 – 2 ? C’est génial »

Charles éclata de rire, il y a des choses qui ne changeront jamais.

 

Valse n°14

            

Si l’on devait décrire Charles, on pourrait dire que c’était un homme d’intuition. Depuis ses seize ans et son réveil brutal en cours qui avait fait paniquer sa professeure et son ami Baptiste, avec la quantité de sang qui s’était échappé de son nez (il avait presque l’impression que son cerveau entier allait s’échapper), il avait toujours eu cette forme de prescience, ce pressentiment sur les événements. Il sentait que quelque chose allait se produire. Il avait évité à Baptiste un accident violent en lui retirant les clefs de sa moto après une soirée arrosée, accident qu’ils avaient pu voir se produire quelques secondes après et qui coûta la vie à un chauffard. Depuis, Baptiste était à l’eau.

Il avait de la chance. Du moins lors des paris sportifs. C’est comme s’il misait toujours juste. Parfois, pour ne pas que ça semble louche, il donnait de mauvais résultats à ses amis ou les renseignait lui-même « On ne gagne pas à tous les coups ».

Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’il avait l’impression que tout ce qu’il vivait était une redite. Que tous ces gens, ces lieux, ces conversations, tout était une copie de quelque chose de plus beau. Il était persuadé que quelque chose lui manquait, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Il avait souvent la sensation que sa vie s’échappait au loin dans une existence qu’il n’avait pas choisie. D’avoir comme un tampon de déjà vu, déjà vécu, que tout ce qui glissait dans sa temporalité n’était qu’une esquisse de plus grand, de plus beau.

Il connaissait des femmes mais pas de passion. On le trouvait très bien certes, mais pas assez investi. Charles ne pouvait leur donner tort. Il se regardait parfois leur faire l’amour de manière robotique. Parfois, lorsqu’il lui prenait l’envie de rêver et d’aller mieux, il rêvait qu’il était dans d’autres bras. Une femme sans visage dont le nom lui échappait, mais qui glissait, doux et curieusement lumineux dans le creux de son oreille. La réalité le rattrapait toujours avant d’avoir eu le temps d’entendre son prénom.

Baptiste lui disait souvent « Heureux aux jeux malheureux en amour ! Tu penses que ça va être quoi le score pour le match de ce soir ? »

 

Valse n°37

            

« Me regarde pas comme ça je ne me suis pas fait ça à moto, je gère, je gère, j’ai fait une chute dans l’escalier de mes parents en aidant pour un déménagement. »

Baptiste clopinait avec sa jambe dans le plâtre et tentait tant bien que mal d’avancer avec ses béquilles. Après s’être posés et avoir échangé des banalités, Baptiste demanda : « Et toi alors t’en es où niveau amour ? »

« C’est toujours la même chose, j’ai l’impression que quelqu’un m’attend, mais qu’elle glisse juste à côté de moi. C’est comme s’il y une entité supérieure faisait bien en sorte que je rate cette personne à chaque événement où je me rends, qu’elle la dégageait des rues où je passe, qui déjoue le hasard. »

« T’es toujours aussi dramatique. C’est vrai que ça jamais été ton fort l’amour. Tu vois moi j’ai eu un ptit date avec une fille récemment, Juliette. C’est marrant car elle était dans le village d’à côté tu sais dans le lycée pour fille. Enfin bref, on a tout de suite senti une connexion. Je pensais qu’il y avait un truc mais y’a un autre gars qui l’a appelé à la fin du rendez-vous, un Marc, j’aime pas les Marc, et elle m’a dit qu’elle était désolée mais qu’elle devait décrocher en rougissant. Moi j’avais vraiment ressenti un truc tu vois mais elle… Peut-être qu’elle avait déjà trouvé son âme sœur. Hé, Charles ? Tu m’écoutes ? »

« Tu vois la colline là-bas, je sais pas pourquoi mais j’ai l’impression qu’il y a un superbe couché de soleil de là-haut »

« Ouais tes intuitions, ça t’a jamais aidé avec les femmes. »

 

Valse n°55

            

« Il a fait cette chanson qui tourne en boucle à la radio. A chaque fois, ça me fait comme un flash. Il y a quelque chose dans sa voix qui me touche et peut-être dans le texte. Il est assez connu tu sais Eros Pausini. Ce qui me fait rire c’est qu’à chaque fois pour sa chanson culte tu sais le Sourire d’Émilie, j’ai cet air en tête je me trompe dans les paroles. Pour moi il dit « C’est toi pour toujours Noémie ! » alors qu’en fait il dit « C’est toi pour toujours Émilie ! » ce qui est plus logique car c’est le nom de sa femme. Et… »

« T’auras beau essayer de me convaincre ça m’intéresse pas. Vas-y tout seul à ton concert mon pote ».

 

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Charles était un peu stressé mais ne savait pas pourquoi. Il était déjà allé dans des concerts tout seul alors ce n’était pas le problème. Il n’arrivait pas à saisir pourquoi il avait dans le fond de son ventre, un mélange d’excitation et de nervosité. Etonnamment, depuis qu’il avait pris la décision d’aller à ce concert, une brume dans le coin de sa tête s’était dispersée. Comme si quelque chose s’était finalement mis à bouger, que le monde lui accordait un présent. Il avait pour la première fois l’intuition que quelque chose de bien allait arriver. « C’est juste un concert, c’est juste un bon moment à passer. »

 

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Charles s’éloigna un peu de la fosse pour se placer à un endroit plus calme de la salle. Il avait oublié qu’Eros avait autant de morceaux rocks dans répertoire. En progressant dans la demi-pénombre, il cherchait à rejoindre les flux des corps qui tentaient des échappées, mais sans succès. Après être resté bloqué quelques secondes derrière une file qui n’avançait plus, il décida que ce lieu serait son point de chute. Au même moment, les premières notes du Sourire d’Émilie se firent entendre.

Il était là, droit, l’œil concentré sur la scène à  contempler les mouvements des doigts d’Eros sur sa guitare. Elle était là, agitée dès les premiers accords. Leurs bras se frôlaient légèrement mais par pudeur, ils firent comme si de rien n’était en éloignant discrètement leur corps mais l’espace d’un instant, moins d’une seconde, leurs regards se croisèrent. Un instant. Ce mot désigne un tout petit habitacle du temps, une infime partie de ce grand contenant. Un instant suffit parfois. Pour faire, pour défaire, pour apporter la vie ou la changer à jamais. Il y avait à présent dans l’air quelque chose de palpable, une tension douce, un frémissement partagé. La vibration qui se faisait sentir venait-elle de la scène ou des dessins du monde ? Doucement, très légèrement, leurs bras se frôlèrent encore, créant une emprise, un rappel au réel.

Eros entama son refrain :

« Ton sourire éclaire mes nuits,

Tes bras blancs sont mon abri,

Ton regard guide mon envie,

C’est toi pour toujours Émilie ! »

Des centaines de voix s’élevèrent pour chanter en chœur ce refrain. Mais deux âmes discrètes restèrent silencieuses. Elle se retourna vers lui et lui offrit un regard profond. Le plus sérieusement du monde elle lui dit dans un sourire, comme si elle savait qu’il pouvait la comprendre « C’est amusant, à chaque fois je pense qu’il va dire « Noémie » ».

Depuis combien de temps leurs mains liées s’étaient-elles retrouvées ? Elles se tenaient comme si chaque ligne de la peau de l’autre leur appartenait, comme si elles savaient déjà où se poser. Comme si elles n’avaient été séparées. Combien de temps dure un instant ? Pour eux sûrement, une éternité.

 

Gautier Veret 13/04/2025

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